¡Hola le monde !
Pour la première fois depuis le début de ce challenge, j’ai lu cette fois-ci un livre d’un auteur dont je connaissais déjà l’oeuvre – en l’occurrence, Carlos Ruiz Zafón que j’avais découvert avec Le Prince de la Brume. N’ayant pas vraiment accroché à l’époque, c’était un vrai enjeu pour moi de redécouvrir cet auteur incontournable de la littérature espagnole, dans le cadre d’un livre | un pays. En avant donc pour L’ombre du vent, impressionnant pavé conseillé par une bonne âme via Facebook.
[Dans la Barcelone de l’après-guerre civile, « ville des prodiges » marquée par la défaite, la vie difficile, les haines qui rôdent toujours. Par un matin brumeux de 1945, un homme emmène son petit garçon – Daniel Sempere, le narrateur – dans un lieu mystérieux du quartier gothique : le Cimetière des Livres Oubliés. L’enfant, qui rêve toujours de sa mère morte, est ainsi convié par son père, modeste boutiquier de livres d’occasion, à un étrange rituel qui se transmet de génération : il doit y « adopter » un volume parmi des centaines de milliers. Là, il rencontre le livre qui va changer le cours de sa vie, le marquer à jamais et l’entraîner dans un labyrinthe d’aventures et de secrets « enterrés dans l’âme de la ville » : L’Ombre du vent.]
Rien qu’en lisant le résumé, j’étais déjà quasiment réconciliée avec Carlos Ruiz Zafón : une histoire de lecture, de lecteur, mais que demande le peuple ? Le début du roman a été tout à fait conforme à ce que je m’étais représenté. Tout de suite, on découvre avec Daniel – et avec émerveillement – le lieu rêvé de tout passionné de lecture qui se respecte : un bâtiment énigmatique et immense, dédié aux livres, aux allées tortueuses et aux étagères s’étendant à l’infini. Du coup, ce qui m’a tout d’abord plus dans L’Ombre du vent, c’est que c’est une véritable ode à la littérature et à ses pouvoirs : la mise en abyme du titre, les très jolis hommages à la lecture qui parsèment le texte (allez, je partage : « Ce monde est un monde de ténèbres, Daniel, et la magie est une chose rare. Ce livre m’a appris que lire pouvait me faire vivre plus intensément, me rendre la vue que j’avais perdue.« ), ou même le quotidien du narrateur – qui vit tout de même dans une librairie – font de cette oeuvre un texte qui ne pouvait que parler à mon petit coeur de littéraire.
Une fois passée cette première partie introductive, je me suis laissée embarquer dans une histoire très différente de ce à quoi je m’attendais. En effet, au-delà de la beauté du texte (franchement, cette phrase. Cette phrase : « Les réverbères des Ramblas dessinaient en tremblotant une avenue noyée de buée, le temps que la ville s’éveille et quitte son masque d’aquarelle. »), c’est une histoire très sombre menée tambour battant comme une enquête policière qui se dévoile, petit à petit. On suit donc Daniel dans une quête de plus en plus nocive et difficile : pour lever le mystère sur l’auteur de L’Ombre du vent (le fictif), un dénommé Julián Carax disparu depuis des années, il va devoir s’enfoncer dans les aspects les plus noirs de sa ville et de ses habitants. Au fur et à mesure qu’on avance dans cette histoire trouble, l’ambiance s’alourdit, les descriptions s’assombrissent, les péripéties deviennent funestes. Cette dégringolade dans les tréfonds de Barcelone fait de L’Ombre du vent (le vrai) une lecture très prenante ; et malgré une avancée parfois laborieuse, je n’ai à aucun moment eu envie d’abandonner ce livre aux rebondissements plus imprévisibles les uns que les autres.
L’oppressante enquête de Daniel, menée en secret et attisant dangereusement l’animosité du sinistre inspecteur Fumero, le conduit à grandir, et se transforme progressivement en une quête d’identité(s) : qui est Carax ? mais surtout, qui est, qui sera Daniel ? De ses 10 ans à ses presque 30 ans, on suit ce jeune garçon tourmenté qui devient un homme, connaît l’amour et la haine, la culpabilité et le désespoir. Daniel fait des erreurs, il est parfois lâche, ou a du mal à assumer la responsabilité de ses actes, ou agit sans réfléchir. Il est humain, il apprend, et c’est troublant à lire. Jamais moralisateur, Carlos Ruiz Zafón met ici en scène des personnages complexes, imparfaits, aux motivations multiples et au rapport douloureux avec leur passé. Un passé difficile, qui revient toujours à la charge et se mélange sans cesse avec le présent. Et cela s’illustre même par la structure du roman. Ce sont en effet deux histoires imbriquées qui se dévident : celle de Daniel et celle de Carax, qui se ressemblent plus qu’on ne le croirait possible, qui se recoupent et se font écho d’un bout à l’autre.
Parmi la multitude de personnages qui font leur apparition dans ces deux récits entrelacés, deux m’ont particulièrement marquée – sans bien sûr vouloir passer à la trappe la provocante Clara, la touchante Beatriz, ou le mystérieux Isaac, gardien du Cimetière des Livres Oubliés (avec une mention spéciale pour le voisin Anacleto, personnage tout à fait à l’arrière de l’arrière-plan, et qui pourtant bénéficie d’une scène d’anthologie, grâce à sa loquacité pompeuse). Le premier personnage qui m’a vraiment émue, c’est Fermín – mais comment le décrire ? Fantasque et sage à la fois, doté d’un bagou jouissif et dans le même temps d’une histoire terrible, c’est un mendiant lorsque Daniel le rencontre. Plus tard, il devient employé dans la librairie Sempere, et un confident/complice/protecteur remarquable de profondeur et de pertinence. Ce qui est marquant, avec Fermín, c’est l’empathie que l’on ressent pour lui, quoi qu’il fasse et quoi qu’il lui arrive. Il représente un tel dynamisme, une telle bonne humeur, que l’on ne peut que lui souhaiter le meilleur, et trembler pour lui lorsque le vent tourne. En plus de cet homme singulier et attachant, j’ai également été touchée – mais de façon plus subtile – par le père de Daniel, monsieur Sempere. C’est un personnage très seul, un peu pitoyable, toujours en recul par rapport à l’intrigue : si il est présent à chaque étape du roman, il est tenu à l’écart de l’enquête par Daniel et se retrouve simple observateur… Une position qui le rend d’autant plus bouleversant qu’il est impuissant. De loin, il voit son fils grandir, prendre des coups (au figuré et au littéral), et découvrir la vie. Si Fermín est le futur, Sempere est le passé : maladivement nostalgique, veuf, il est presque un fantôme, présent sans l’être vraiment. Et pourtant, les mots de l’auteur ne laissent aucun doute quant au profond attachement de cet homme pour son enfant, un amour immuable qui se distend mais ne se rompt pas avec les années. On ne peut pas s’empêcher de respecter monsieur Sempere, pour l’exemple discret qu’il donne à son fils et sa bienveillance sincère (bon, et c’est un libraire, aussi, ça joue). De toutes les personnes qui se croisent et se blessent dans L’Ombre du Vent, ces deux-là sont des repères inamovibles dans le monde de Daniel : ils le protègent, le soutiennent inconditionnellement, l’aident à mûrir, et ont ainsi gagné une place particulière dans mon souvenir de ce livre.
Ce fut une lecture enrichissante, sur fond historique d’après-guerre(s) et à l’intrigue captivante, mais que j’ai pourtant eu énormément de mal à faire avancer – même en lisant quelques chapitres à chaque moment disponible, j’avais parfois l’impression de stagner. L’écriture, un peu alambiquée à certains moments, a compliqué les choses – mais la poésie de nombreux passages compensait ce « défaut ». Un peu rabibochée avec Zafón, je l’avoue, je vais laisser pour cette fois la parole au livre pour conclure. Parce qu’effectivement, il se recommande très bien lui-même… (ai-je mentionné ces tournures, mais ces tournures…?)
– Ne m’as-tu pas dit l’autre jour que tu aimais beaucoup la lecture ?
Bea acquiesça en arquant les sourcils.
– Eh bien, il s’agit d’une histoire de livres.
– De livres ?
– De livres maudits, de l’homme qui les a écrits, d’un personnage qui s’est échappé des pages d’un roman pour le brûler, d’une trahison et d’une amitié perdue. Une histoire d’amour, de haine et de rêves qui vivent dans l’ombre du vent. »
> La prochaine lecture sera L’Enfant noir, de Camara Laye.
> ZAFÓN , Carlos Ruiz – L’Ombre du vent, éditions Grasset – traduit de l’espagnol par François Maspero.
> rédigé au son de « La Marcha Real » .