[journal] 28 – ghana

Mma aché le monde !

Aujourd’hui, je vous emmène pour une épopée de trois siècles entre le Ghana et les États-Unis : ensemble, découvrons le déjà fort réputé No Home de Yaa Gyasi !

no home de yaa gyasi

TW > esclavage / violence / racisme / viol / mort / feu et brûlures / homophobie internalisée

[XVIIIe siècle, au plus fort de la traite des esclaves. Effia et Esi naissent de la même mère, dans deux villages rivaux du Ghana. La sublime Effia est mariée de force à un Anglais, le capitaine du fort de Cape Coast. Leur chambre surplombe les cachots où sont enfermés les captifs qui deviendront esclaves une fois l’océan traversé. Effia ignore que sa sœur Esi y est emprisonnée, avant d’être expédiée en Amérique où, des champs de coton jusqu’à Harlem, ses enfants et petits-enfants seront inlassablement jugés pour la couleur de leur peau. La descendance d’Effia, métissée et éduquée, connaît une autre forme de souffrance : perpétuer sur place le commerce triangulaire familial puis survivre dans un pays meurtri pour des générations.]

J’ai du mal à mettre des mots sur cette lecture, je dois l’avouer. Et pour cause : un roman d’une telle ampleur ne pouvait que me laisser embarrassée au moment d’en parler si succinctement. Allez. Tentons tout de même, et je commencerai par dire que No Home est avant tout un roman familial incroyable, où chaque chapitre nous fait découvrir un personnage et où les destins s’entrelacent… ou se frôlent sans se croiser. À travers un voyage de trois siècles dans le temps et l’espace, Yaa Gyasi nous fait remonter l’arbre généalogique d’une famille hantée par son passé. Des racines jusqu’aux toutes dernières feuilles, de génération en génération, on rencontre les descendants d’Effia et Esi – une branche aux États-Unis, une branche au Ghana. Si au début, la multiplicité des personnages, des lieux et des époques peut dérouter, on ne reste pas perdu·e longtemps : petit à petit, grâce à la maîtrise de l’autrice et à la richesse des portraits, la lignée devient familière et il ne reste plus qu’à faire un bout de chemin avec chaque protagoniste, chapitre après chapitre.

Cependant, au-delà des personnages, ce sont les réflexions que cette lecture a suscitées en moi qui m’ont marquée et l’ont rendue aussi mémorable qu’importante à mes yeux. Des réflexions sur le hasard, sur l’impact des choix que l’on fait dans la vie, sur la place de la famille dans la construction des individus… En effet, Yaa Gyasi développe, au-delà du sujet premier qu’est l’histoire des peuples africains au Ghana et aux États-Unis, bien d’autres thématiques qui résonnent jusque dans le cœur de ses personnages. Elle parle ici de séparation, de culpabilité, d’exil, de devoir de mémoire, et chaque mot sonne juste, tout en servant à nourrir l’histoire de cette famille qui s’entrelace si étroitement avec la grande Histoire. Les pratiques esclavagistes (et le racisme), relatées avec minutie, sont cependant déclencheur et moteur principal de l’intrigue jusqu’au bout, transcrivant dans la structure même du roman à quel point les souffrances endurées par les populations noires ont bouleversé leurs vies à travers les siècles et les impactent encore aujourd’hui.

Le matin [à l’époque du Fugitive Slave Act de 1850], avant que Jo et Anna partent travailler, Jo apprenait aux enfants à montrer leurs papiers. (…) La première fois, les enfants avaient éclaté de rire, persuadés qu’il s’agissait d’un jeu. Ils ignoraient la peur des gens en uniforme qui hantait Jo, ils ne savaient pas ce que cela signifiait de rester couché, sans faire de bruit, respirant à peine, sous le plancher d’une maison quaker, à écouter le martèlement d’un talon de botte au-dessus de vous. Jo avait tout fait pour que ses enfants n’héritent pas de sa peur, mais maintenant il aurait voulu qu’ils en aient un tout petit peu.

Au final, No Home nous invite à une plongée vertigineuse dans l’histoire d’une lignée (et du monde) : une histoire qui commence avec Maame, la mère d’Effia et Esi, mais qui pourrait remonter toujours plus loin et que l’on imagine volontiers continuant à l’infini, se ramifiant davantage à chaque génération. Alors que l’on ne fait que croiser chaque personnage le temps de quelques pages, on a l’impression d’apprendre à connaître plus intimement cette famille que si l’on avait un roman par personne – et ce justement parce que l’on voit plus grand, plus loin que chaque individu, tout en n’oubliant jamais l’identité propre de chacun·e. Parce qu’on connaît, intimement, une histoire dont les personnages ne savent que des bribes.

Et c’est là, pour moi, la force de ce texte : nous donner à lire des personnages mémorables, tout en nous invitant à penser au-delà, à prendre du recul et à, tout simplement, se mettre à la place des protagonistes pour mieux traverser les époques… et comprendre.

Yaw hocha la tête. Assis sur le devant de la classe, il observa tous les jeunes garçons. « C’est le problème de l’histoire. Nous ne pouvons pas connaître ce que nous n’avons ni vu ni entendu ni expérimenté par nous-mêmes. Nous sommes obligés de nous en remettre à la parole des autres. Ceux qui étaient présents dans les temps anciens ont raconté des histoires aux enfants pour que les enfants sachent, et qu’eux-mêmes puissent raconter ces histoires à leurs enfants. Et ainsi de suite, ainsi de suite. (…) Quand vous étudiez l’histoire, vous devez toujours vous demander : ‘Quel est celui dont je ne connais pas l’histoire ? Quelle voix n’a pas pu s’exprimer ?’ Une fois que vous avez compris cela, c’est à vous de découvrir cette histoire. À ce moment-là seulement, vous commencerez à avoir une image plus claire, bien qu’encore imparfaite. »


GYASI, Yaa –
 No Home, Calmann-Lévy, 2017 – traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Damour.
> rédigé au son de « God Bless Our Homeland Ghana » .
> des chroniques ownvoice pour aller plus loin : celle d’Isabel Wilkerson (en anglais) / celle de Nicole Njine-Kengne (en français)

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