Ndêwó le monde !
Après une petite déception au Mali le mois dernier, continuons notre tour du monde littéraire sans quitter l’Afrique, afin d’explorer cette fois-ci le Nigeria. Cela fait déjà un petit moment que j’ai décidé pour ce pays de lire un ouvrage de Chimamanda Ngozi Adichie – notamment depuis que j’ai découvert son engagement féministe (et son Why We Should All Be Feminists). Dans la lignée du club de lecture #Faitesletourdumonde de Cassandra, j’avais prévu depuis un certain temps de lire Americanah, qui attend cependant toujours sagement dans ma bibliothèque. En effet, plus je lisais le résumé et les critiques d’Americanah, moins il me faisait envie (du moins pour l’instant) : j’ai donc finalement opté pour L’hibiscus pourpre, premier roman de l’auteure se déroulant entièrement au Nigeria… Et je ne l’ai pas regretté puisque cette lecture a été à la fois intéressante et forte en émotions : carton plein !
[Kambili a quinze ans. Son monde est limité aux murs de la résidence luxueuse d’Enugu, au Nigeria, où elle vit avec ses parents et son frère Jaja. Son père, Eugene, est un riche notable qui régit son foyer selon des principes d’une rigueur implacable. Sa générosité et son courage politique (il possède le seul journal indépendant du pays) en font un véritable héros de sa communauté. Mais Eugene est aussi un fondamentaliste catholique, qui conçoit l’éducation des ses enfants comme une chasse au péché où les plus terribles punitions trouvent leur justification dans la foi. Quand un coup d’Etat vient secouer le Nigeria, Eugene, très impliqué dans la crise politique, envoie Kambili et Jaja chez leur tante. Les deux adolescents y découvrent un foyer bruyant, plein de rires et de musique. Ils prennent goût à une vie simple, qu’ils croyaient dangereuse et païenne, et ouvrent les yeux sur la nature tyrannique de leur père. Lorsque Kambili et Jaja reviennent sous le toit paternel, le conflit est inévitable et la maison se transforme en champ de bataille où les enfants vont se révolter pour gagner leur liberté.]
Roman initiatique raconté par la voix de Kambili, L’hibiscus pourpre est tout simplement marquant. Servi par la plume fluide de Chimamanda Ngozi Adichie, le livre nous parle d’intolérance et de respect, de violence domestique et d’amour, et surtout de l’émancipation d’une jeune fille qui ne savait même pas devoir s’émanciper. Éduquée de façon ultra-rigoriste par un père qui dirige sa maison d’une main de fer, Kambili n’imagine pas qu’elle puisse vivre autrement… jusqu’à sa rencontre avec sa tante Ifeoma, engagée et accueillante, avec sa cousine Amaka qui rit et parle sans crainte, avec son cousin Obiora responsable et cultivé… Comment concevoir que cette femme et ces adolescents, de l’âge de Kambili et même plus jeunes, puissent s’exprimer si librement quand elle-même ose à peine ouvrir la bouche en public (ainsi pendant le repas de Noël, quand Amaka s’adresse directement à Eugene : « – Est-ce ton usine qui produit cela, Oncle Eugene ? demanda Amaka, en plissant les yeux pour lire ce qui était écrit sur les bouteilles. – Oui. – C’est un peu trop sucré. Ce serait meilleur si tu diminuais la dose de sucre. Amaka parlait sur un ton aussi poli et normal que pour une conversation de tous les jours avec une personne plus âgée. (…) Un autre noeud se forma dans ma gorge, m’empêchant d’avaler ma bouchée de riz. (…) Je me demandai comment Amaka s’y prenait, pour ouvrir la bouche et laisser les mots couler ainsi. » ) ? Comment imaginer un foyer où l’on chante en priant, quand la religion semble si austère sous la houlette d’Eugene ? Tout au long du roman, Kambili va de découverte en découverte, de révélation en révélation, au sujet de sa vie mais aussi d’elle-même… et si son personnage est bien sûr attachant et profond, on peut en dire autant de tous les autres. C’est d’ailleurs ce qui fait la force du roman, car on peut s’identifier un peu à chacun des personnages, ou du moins comprendre leur fonctionnement : de Beatrice, la mère qui n’en peut plus de se soumettre, à Ifeoma qui représente un modèle de femme forte et indépendante, les caractères sont tous construits et crédibles.
À noter, le personnage d’Eugene créé par Chimamanda Ngozi Adichie est tout particulièrement remarquable de complexité et d’ambivalence. Loin d’être manichéen, c’est un homme pour lequel on ne peut s’empêcher d’éprouver du respect… puis du dégoût, puis de la haine… car Eugene a plusieurs facettes. En public, il est cet homme généreux, engagé pour la démocratie et contre le coup d’Etat militaire, fervent défenseur de la liberté de la presse… mais en privé, d’autres traits de caractère se révèlent et viennent ternir cette image. Eugene aime sincèrement sa famille, certes. Et pourtant, il refuse de parler à son père « païen » au nom de sa religion, il bat sa femme dans ses accès de colère, il terrorise ses enfants pour les pousser à l’excellence scolaire et à l’obéissance religieuse totale (constat quand Kambili ramène chez elle, caché, un portrait de son grand-père païen : « À peine avais-je regagné mon lit en clopinant que Papa ouvrit la porte et entra. Il savait. Je voulais remuer et changer de position sur le lit, comme si cela pouvait cacher ce que je venais de faire [regarder le portrait]. Je voulais sonder ses yeux pour savoir ce qu’il savait, comment il avait su pour la peinture. Mais je n’en fis rien, je ne pouvais pas. La peur. Je connaissais bien la peur ; pourtant, quand je l’éprouvais, ce n’était jamais la même que les fois précédentes, comme si elle était disponible en parfums et coloris diffférents. » )… Exigeant et intransigeant, il érige sa foi catholique en mode de vie et refuse tout affront à la religion. Alors quand Jaja, le grand frère de Kambili, refuse d’aller communier au dimanche des Rameaux…tout bascule, et c’est le début de L’hibiscus pourpre.
Divisé en trois parties, le roman s’articule autour de ce moment : le fameux dimanche des Rameaux d’abord, où tout est chamboulé, l’avant, puis l’après : « Tout s’effondra le dimanche des Rameaux. Des vents furieux, porteurs d’une pluie virulente, déracinèrent les frangipaniers du jardin. Ils gisaient sur la pelouse, leurs fleurs rose et blanc rasant l’herbe, leurs racines brandissant des mottes de terre. L’antenne parabolique, qui tomba avec fracas du toit du garage, traînait sur l’allée comme un vaisseau spatial d’extra-terrestres en visite. La porte de ma penderie sortit de ses gonds. Sisi cassa un service en porcelaine de Mama tout entier. Même le silence qui s’abattit sur la maison était soudain, comme si l’ancien silence s’était brisé et nous avait laissé ses débris coupants. » . Le style de Chimamanda Ngozi Adichie, fluide et imagé, est empreint de la culture nigériane et fait la part belle aux mots de dialecte (igbo principalement, avec un fort utile lexique en fin de livre). En arrière-plan de cette histoire familiale, c’est aussi un pan d’histoire nationale qui se dessine, celle d’un pays aux traditions riches, multiethnique. Celle d’un pays sous le joug d’un gouvernement militaire, qui réprime sévèrement son opposition. En bref, une lecture captivante, complète, mêlant avec maîtrise petite et grande histoire, et surtout une excellente lecture tout à fait dans le ton d’un livre | un pays (avec du vrai Nigeria dedans !). Je recommande chaudement !
> NGOZI ADICHIE, Chimamanda – L’hibiscus pourpre, Anne Carrière – traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal.
> rédigé au son de « Arise Oh Compatriots, Nigeria’s Call Obey » .