Salamatsyzby le monde !
C’est pour un voyage bien lointain que je vous retrouve aujourd’hui : trouvé par hasard parmi les étagères de la bibliothèque, Il fut un blanc navire de Tchinguiz Aïtmatov m’a totalement transportée en terre kirghize (si si, vous savez, entre la Chine et le Kazakhstan). Fable empreinte d’écologisme et de traditions, ce livre m’a conquise par sa plume originale, et m’a permis avec une facilité déconcertante de m’immerger dans cette culture si différente de la nôtre. Allez, je vous emmène.
[À la limite du monde habité, dans les hautes montagnes de Kirghizie, un petit garçon vit seul parmi une poignée d’adultes, où le seul être qui l’aime et le protège est son grand-père que nul ne respecte en dépit de son étrange sagesse. Face à ce monde des adultes dur, irrationnel et injuste, l’enfant se construit deux refuges en forme de légendes : l’une est un conte traditionnel kirghiz, l’autre, entièrement de son cru, est l’histoire d’un blanc navire qu’il voit, du haut de sa montagne, traverser un lac lointain et sur lequel, un jour, il retrouvera son père…]
Quel voyage que cette lecture ! Tchinguiz Aïtmatov, avec une grande délicatesse et des mots simples (des mots d’enfant), nous raconte le Kirghizstan dans toute sa beauté : les montagnes, les forêts, les champs (« Dans la journée, vers midi d’ordinaire, le petit garçon allait s’enfoncer dans des taillis de chiraldjin aux longues tiges. Les chiraldjin, c’est haut, ça n’a pas de fleurs, mais ça sent bon, ça pousse en bouquets, ça se serre et ça empêche les autres herbes d’approcher. Les chiraldjin sont des amis fidèles. (…) Les stypas argentés qui poussent sur les basses prairies, il les traitait un peu en seigneur. C’est des drôles de phénomènes, ces plantes-là. Des tête-en-l’air. Leurs houppes douces et soyeuses ne peuvent pas se passer de vent. Elles n’attendent que lui, qu’il souffle par ici, c’est par ici qu’elles salueront. Toutes, comme un seul homme, la prairie entière, au commandement pour ainsi dire. S’il se met à pleuvoir ou si l’orage gronde, elles ne savent plus où se fourrer. Elles s’agitent, tombent, se pressent contre terre. Sûr que si elles avaient des jambes, elles les prendraient à leur cou…« ), l’Yssyk Koul (l’un des plus grands lacs d’Asie) et les torrents glacés, les tempêtes de neige et le vent sifflant… Les descriptions des paysages sont soignées, l’écriture visuelle, la nature omniprésente… Et sur tout cela veille la légendaire Mère des Mârals à la Belle Ramure, protectrice du peuple Bougou auquel appartiennent les personnages (les mârals étant une espèce de cerf). Le tableau est beau, épuré, et la plume de l’auteur nous peint en imagination des images vert sapin et bleu ciel. Idyllique ? Ce serait sans compter les hommes qui, comme en contrepoint à cette simplicité de la nature, sont absurdement compliqués et surtout cruels. La hiérarchie est claire dans le village d’à peine quelques âmes où se situe l’histoire : le petit garçon du résumé est orphelin, abandonné par sa mère et son père. Quantité négligeable dans son clan (ni ses parents ni lui ne sont nommés tout au long du livre… dans une culture où les ancêtres sont pourtant éminemment importants), il est élevé par un grand-père profondément humble et respectueux des anciennes coutumes. Seulement, celui qui fait la loi dans le village n’est pas le vieux Mômoun, privé du respect dû aux anciens, mais son gendre Orozkoul – un homme détestable que j’ai eu envie de remettre à sa place un nombre incalculable de fois tant son moindre geste est odieux (et tout le monde trouve ça normal, y compris la femme du vieillard sans cesse malmené – rien que d’en reparler, je sens que je m’énerve encore face à tant d’injustice !). Une fois, une seule, Mômoun se rebelle – et les conséquences de ce geste seront terribles.
Au-delà des somptueux décors, Il fut un blanc navire donne à lire un monde où l’homme, trop orgueilleux, a oublié de respecter la nature… et n’en paie pas le prix à la fin. Injuste, me direz-vous ? Bien sûr, et là réside toute la maestria de Tchinguiz Aïtmatov : j’ai tout simplement été bluffée par la fin de ce livre. Prenant à contrepied le schéma habituel qui voudrait qu’un châtiment frappe Orozkoul (qui viole sans complexe toutes les lois sacrées de la nature), l’auteur a su rendre son dénouement encore plus marquant en allant jusqu’au bout de l’injustice et en imprimant dans l’esprit du lecteur des images choc – que personnellement j’aurai encore en tête pendant bien longtemps. L’histoire, qui va crescendo jusqu’à cette conclusion, est ainsi d’autant plus redoutable d’efficacité qu’elle est toute simple. Récit plutôt contemplatif pendant les trois-quarts du roman, Il fut un blanc navire devient bouleversant dans ses dernières pages, et vaut clairement le détour tant pour son message que pour la plongée qu’il propose dans la culture kirghize. Celle-ci transparaît dans les représentations du village, dans les interactions entre les personnages, et également dans une multitude de détails : le passage d’un vendeur ambulant, l’observation du lac par le petit garçon, les repas… tout prolonge et renforce l’immersion dans ce village battu par les vents et perdu dans les montagnes (et on se sent souvent aussi petit que possible, dans cette nature si vaste : « Le gamin regarda autour de lui. Partout la montagne : falaises, rochers, forêts. Là-haut, de miroitantes cascades se déversaient en silence des glaciers ; elles attendaient d’être descendues jusqu’ici pour prendre de la voix et bruire sans répit dans le torrent. Les montagnes dressaient leur mur immense, illimité. En ce moment, l’enfant se sentait terriblement petit, terriblement solitaire, complètement perdu. Il n’y avait que lui et les montagnes, de très hautes montagnes. Partout.« ). L’enfant lui-même nous parle, nous conte la légende de la Mère des Mârals à la Belle Ramure et partage ses rêveries.
Je suis sortie d’Il fut un blanc navire un peu chamboulée, je dois dire : entre l’impression dépaysante de revenir d’un voyage au Kirghizstan et la saisissante fin du récit, cette lecture aura été forte en émotions. J’en garde au final le souvenir d’un texte assez triste, empreint de mélancolie et en même temps parfois brutal et cru, alternant paysages pleins de poésie et actions sauvages des hommes sous l’égide d’Orozkoul. Une vraie belle découverte littéraire, pour un texte rare qui m’a fait voyager et qui je l’espère, vous fera envie.
> La prochaine lecture sera Mines de cristal, d’Oxmo Puccino.
> AITMATOV, Tchinguiz – Il fut un blanc navire, Libretto – traduit du russe par Lily Denis.
> rédigé au son de « Hymne national de la République kirghize » .