[journal] 14 – chili

¡ Hóla le monde !

Quand j’ai commencé à me renseigner sur la littérature chilienne, il est très vite apparu que La Maison aux esprits d’Isabel Allende était un incontournable : d’ailleurs, il était parmi les premiers livres que l’on m’a proposés sur Facebook (merci Lola !). En me promenant avec, cette réputation s’est confirmée : pas mal de mes amis l’ont reconnu, et ma maman m’a même dit l’avoir aimé quand elle-même l’avait lu. C’est dire la pression qui reposait sur ce livre ! Eh bien, défi relevé haut la main : j’ai beaucoup aimé ce « classique » contemporain, que je suis très heureuse d’avoir pu découvrir.

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[Une grande saga familiale dans une contrée qui ressemble à s’y méprendre au Chili. Entre les différentes générations, entre la branche des maîtres et celle des bâtards, entre le patriarche, les femmes de la maison, les domestiques, les paysans du domaine, se nouent et se dénouent des relations marquées par l’absolu de l’amour, la familiarité de la mort, la folie douce ou bestiale des uns et des autres, qui reflètent et résument les vicissitudes d’un pays passé en quelques décennies des rythmes ruraux et des traditions paysannes aux affrontements fratricides et à la férocité des tyrannies modernes.]

Difficile de résumer la densité de ce livre : des thèmes forts aux personnages extraordinaires, tout est là. On suit la famille Trueba sur trois générations (plutôt féminines mais avec des personnages masculins forts et tout aussi captivants), de la mystérieuse Clara à la dynamique Alba, en passant par Blanca la passionnée. Ces trois femmes qui portent en elles le destin de leur famille ont leurs forces et leurs faiblesses, dessinant d’intenses portraits de femmes du vingtième siècle. Clara, avec ses dons d’extralucide, est un personnage que j’ai adoré. Capable de déplacer les objets par la pensée, de lire l’avenir et de communiquer avec les esprits, la matriarche se déplace dans la vie et dans le roman comme un rêve éthéré, à la fois rassurante et totalement à l’écart du monde (« Les rêves n’étaient pas la seule chose que Clara perçât à jour. Elle lisait également l’avenir et devinait les arrière-pensées des gens, facultés qu’elle cultiva tout au long de sa vie et qui s’aiguisèrent avec le temps. (…) Elle prophétisa la hernie de son père, tous les tremblements de terre et autres dérèglements de la nature, la seule et unique fois où la neige tomba sur la capitale, faisant périr de froid les pauvres des bidonvilles et les rosiers dans les jardins des riches, et l’identité de l’assassin des collégiennes bien avant que la police n’eût même découvert le second cadavre, mais personne n’y crut.« ). Clara y est pour beaucoup dans l’ambiance magique qui règne dans cette histoire : les frontières entre vivants et morts, ainsi que celles entre réel et imaginaire, y sont fines, floues et fragiles (allez, encore une petite : « Clara passa son enfance (…) dans un univers d’histoires merveilleuses, de silences paisibles où le temps ne se décomptait pas sur les cadrans ou les calendriers et où les objets avaient une vie à eux, (…) où la réalité présente était un kaléidoscope de miroirs sens dessus dessous, où tout pouvait survenir.« ). Le texte est empreint de silences, de douceur, d’une certaine distance… et en même temps il est impitoyablement ancré dans la réalité. Chacune des femmes de cette famille marque un pas sur le chemin entre rêve et concret. Blanca, deuxième « étape » de cette progression, connaît une vie bouleversée par de nombreuses désillusions : elle découvre l’injustice du monde, et s’engage sur une voie tortueuse en se laissant porter par un amour passion sans avenir. Alba enfin, la plus jeune, est certes une idéaliste mais elle est surtout profondément vivante, engagée et impliquée dans son époque. À elles trois, elles traversent le temps, survivant envers et contre tout, témoins plus ou moins conscientes des changements qui se font autour d’elles.

La narration de ce texte est elle aussi des plus intéressantes : le roman se présente en effet comme un récit à posteriori permettant de multiples « teasings » de la part de l’auteure quant au futur des personnages. On a en permanence envie d’en savoir plus, de connaître l’avenir des protagonistes. Le tout se découpe plus ou moins en trois parties, une pour chacune des femmes Trueba, et au fur et à mesure que l’on avance on est complètement immergé dans ce vaste panorama familial (la transition entre les différents focus se fait avec une fluidité remarquable, et ce n’est quasiment qu’au milieu de chaque « partie » qu’on se rend compte que l’histoire n’est plus centrée sur Clara mais sur Blanca, ou passe de Blanca à Alba). De plus, le texte est « rédigé » en partie par le mari de Clara, Esteban. J’ai trouvé ce regard masculin extrêmement pertinent, car il offre une vision totalement différente de l’histoire. Misogyne, orgueilleux, droitiste sans la moindre morale, violent, convaincu de sa supériorité en tout et sur tout le monde, Esteban a tout pour être odieux (et il l’est, ça oui ! d’ailleurs dès le début, le personnage est posé, sympa non ? : « En l’espace des dix années suivantes (…), le mauvais caractère de Trueba prit des proportions légendaires et s’accentua jusqu’à l’indisposer lui-même. Sa concupiscence crût de même. Nulle fille ne passait de la puberté à l’âge adulte sans qu’il lui fît visiter les bois, le bord de la rivière ou le lit de fer forgé, (…) les violant en un clin d’oeil n’importe où en rase campagne. (…) À quelques reprises rappliquèrent aux Trois Maria tel frère, tel père, un mari ou un patron venu lui demander des comptes, mais devant ses débordements de violence, ces visites de justice ou de vengeance se firent de moins en moins fréquentes.« … et encore, ne lui parlez pas de progrès social !). Et cependant, dans ce livre comme dans la « vraie » vie, rien n’est tout noir ni tout blanc (et cela vaut pour beaucoup des protagonistes) : au fil de la lecture et grâce à ce point de vue interne d’Esteban, on en vient à mieux appréhender les idées et les motivations de chacun. Lui-même, hanté par son amour de jeunesse et façonné par une vie qui ne lui promettait rien, se perd dans un monde qu’il ne comprend plus et se heurte à l’inconnu sous son propre toit« la grande maison du coin« . Les jugements des habitants s’y opposent, les arguments et les sentiments s’y confrontent ; plus que de provoquer une simple prise de parti pour tel ou tel personnage, les péripéties se mêlent pour laisser au final comme un sentiment profond de gâchis face à tant d’incompréhension et de dépit. Les émotions sont nombreuses, complexes et exacerbées (par exemple la tendresse maternelle de Férula qui tourne à l’obsession) : en tant que lecteur, on passe de l’indignation à la pitié, de la compassion à l’étonnement, parfois on rit et parfois on a envie de pleurer de rage.

Pour moi, cette lecture a été une lecture de contrastes. Contraste entre deux mondes qui ne cessent de s’entrechoquer : d’un côté les riches, de l’autre les pauvres, et entre eux des allers-retours constants prouvant comme il est facile de tomber de l’un dans l’autre (avec Férula, par exemple, mais aussi avec Jaime : « Il détaillait sa brosse à dents dans un verre sur le lavabo oxydé, les chaussures de collège de Miguel tant de fois cirées et recirées qu’elles en avaient perdu leur forme primitive, la vieille machine à écrire à côté du réchaud, (…) la vitre cassée d’une fenêtre colmatée par une coupure de magazine. C’était un tout autre monde. Un monde dont il ne soupçonnait même pas l’existence. (…) Il ignorait tout de cette silencieuse classe intermédiaire qui se débattait entre la pauvreté en col-blanc et l’impossible désir d’imiter cette canaille dorée à laquelle il appartenait.« ). Contraste entre les paysages, entre la campagne austère et rurale et la capitale bouillonnante. Contraste entre les caractères, les opinions personnelles et politiques, les souhaits des personnages. Contraste aussi entre Nicolas et Jaime, les deux frères de Blanca, jumeaux mais pourtant incomparables (#teamjaime), entre la violence du réel et la douceur de songe qui entoure Clara, entre la vie et la mort.

Je pourrais parler encore longtemps de cette lecture – j’ai l’impression d’oublier plein de choses, il y a tant d’aspects de ce roman que je n’ai pu évoquer encore (l’émancipation de la femme, l’engagement contre la dictature, l’humanisme de Jaime, la dimension ethnologique donnant à lire une description précise d’une époque et d’une zone géographique en pleine mutation…) – mais je préfère ne pas en dire plus, de peur de gâcher le plaisir de la découverte à de futurs lecteurs. J’ai adoré ce livre et cette histoire. Le talent de conteuse d’Isabel Allende, dont l’écriture est remarquable de clarté et de réalisme, parvient à nous offrir des images et des ressentis qui transcendent le papier, et à créer une atmosphère ensorcelante. La Maison aux esprits est un récit qui marque l’âme, qui donne envie d’en lire plus, d’en savoir plus. Ses personnages sont de ceux que l’on n’oublie pas : ils laissent un souvenir diffus et multicolore, donnent à réfléchir par leurs différences. Vous aurez compris, je pense, que ce livre est un coup de coeur. Je vous le conseille vraiment : ne vous laissez pas décourager par son épaisseur (physique et thématique) et laissez-vous emporter, vous ne le regretterez pas !

> La prochaine lecture sera La Marche de Mina, de Yôko Ogawa.

> ALLENDE, Isabel – La Maison aux esprits, Fayard – traduit de l’espagnol par Claude et Carmen Durand.
> rédigé au son de « Himno Nacional de Chile » .

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