Hej le monde !
Je ne saurais même plus me rappeler exactement comment j’ai découvert et sélectionné le livre pour la Suède, tant il s’est imposé de lui-même. Très certainement j’en ai vu la couverture, lu le résumé, et c’est comme ça que j’ai su que c’était lui que je voulais lire et pas un autre : j’ai dû attendre un peu pour ça d’avoir réduit ma pile à lire un livre | un jour, mais une fois cela fait j’ai pu me plonger dans Daisy Sisters, de Henning MANKELL. Et alors là, je ne regrette absolument pas mon choix. Ce livre a été une lecture bouleversante : un roman que j’ai dévoré en un rien de temps malgré ses 500 pages (j’ai même trimballé ce pavé partout dans mon sac, si c’est pas de l’engouement pour un livre ça !).
[Été 1941, en Suède. Deux amies, Elna et Vivi, dix-sept ans, de condition modeste, s’offrent une escapade à bicyclette à travers la Suède en longeant la frontière de la Norvège occupée par les nazis. L’aventure, d’abord idyllique – l’été de toutes les joies, de tous les espoirs -, est de courte durée : Elna, violée, revient chez elle enceinte d’une petite fille qu’elle appellera Eivor. 1960. Eivor, dix-huit ans, en révolte contre sa mère, veut devenir une femme libre. Elle s’enfuit du village avec un jeune délinquant. Que lui réserve l’avenir ? Réalisera-t-elle son rêve d’indépendance et de liberté, et à quel prix ? En s’attachant aux destins d’une mère et de sa fille (…), Mankell brosse le portrait de ces générations de femmes (épouses, mères, ouvrières) qui ont dû lutter avec leurs propres désirs et renoncements pour exister et se faire une place au coeur d’une société où s’élaborait le modèle suédois.]
Je ne sais pas vraiment à quoi je m’attendais avec un tel résumé ; ce qui est sûr, c’est que je n’imaginais absolument pas une lecture aussi forte ni aussi riche en émotions. Dans ce livre, chaque chapitre (je dirais même partie, au vu de la longueur) commence à une année différente, entre 1941 et 1981, pour nous permettre de suivre les destins d’Elna et Eivor. Deux femmes aux vies fauchées en pleine jeunesse par l’imprévu, et condamnées à oublier leurs espoirs et leurs rêves pour revenir à la dure réalité. Deux femmes très différentes et pourtant incroyablement semblables, Eivor répétant l’histoire d’Elna à sa manière. J’ai été touchée en plein coeur par le récit de la vie de ces deux personnages : Elna, la mère, violée à une époque et dans une société où c’est la victime qui encaisse, sans même comprendre ce qui lui arrive (« Elle est si ignorante ! Il y a tant de choses dont on ne parle pas chez eux. Ca ne se fait pas. Quand elle a eu ses règles pour la première fois, elle a cru qu’elle était en train de mourir. (…) Ne t’approche pas des hommes était la seule ligne de conduite qu’on lui avait donnée.« ), et Eivor… Ah, Eivor, résultat de cette nuit terrible, qui a soif d’ailleurs, veut tout faire pour ne pas être comme sa mère (« Elle veut s’en aller, c’est la seule chose dont elle soit sûre. Après on verra. Elle est prête à aller n’importe où. Pourvu qu’elle ne reste pas ici, pas une minute de plus que nécessaire ! C’est ailleurs que la vie se déroule. Est-ce qu’on parle de Hallsberg dans la presse ? Est-ce que Hallsberg a une relation quelconque avec le monde ? Qui descend du train ici ?« ) et finira par lui faire écho à mesure qu’elle grandit et vieillit. Eivor, terriblement attachante, troublante de réalisme, mêlant force et résignation (parfois un peu agaçante par son manque de volonté, mais c’est quand même l’empathie qui a primé chez moi, et elle a aussi d’excellentes réactions à certains moments !) alors qu’elle cherche sa place. Comment ne pas s’identifier, en tant que femme, à ces deux battantes qui font tout pour rester vivantes dans un monde qui les dépasse ?
Je ne prévoyais pas de tomber sur un livre aussi engagé en commençant Daisy Sisters, et pourtant… l’image de « paradis social » de la Suède (un des pays que l’on se représente comme parmi les plus « évolués », les plus avancés en matière de bien-être) est mise à mal : ici sont mis en lumière, entre autres, les ravages de la lutte des classes et surtout la condition féminine détestable (et ce qu’elle que soit l’époque du récit ! de 1940 à 1980, on retrouve les mêmes préjugés, les mêmes violences, les mêmes tabous…). Quel terrible rappel que de constater que les situations présentées dans ce livre (interdiction de l’avortement dans les années 40, domination masculine – morale, physique et sexuelle – considérée comme allant de soi, viol(ence) conjugal(e), difficulté d’accès à l’emploi, mariage précoce… et j’en passe) sont des problèmes toujours présents aujourd’hui, partout dans le monde. J’ai été choquée et révoltée par les épreuves que les héroïnes doivent affronter au quotidien et qui sont si proches des luttes féministes contemporaines (mais sérieusement, ça c’est normal peut-être ? non ça ne suffit pas ? « – On va baiser, déclare-t-il. – Certainement pas. – Pourquoi ? – J’ai mes règles. Ce qui n’est pas vrai, mais ça reste le meilleur moyen de se tirer d’une situation désagréable. » ou ça ? « Alors elle comprend. Elle lui a proposé de venir chez elle, ce qui, pour lui, signifiait que toutes les portes étaient ouvertes. Elle lui a bien dit qu’il ne devait pas s’attendre à autre chose, mais il a pensé que cela faisait partie d’un rituel. Qu’ils coucheraient ensemble de toute façon. (..) Quel sale monde pour les femmes, se dit-elle.« ), j’ai été partagée entre pitié, compassion et désarroi, j’ai espéré de toute mon âme que les choses s’arrangent pour les protagonistes, j’ai voulu me lever derrière Eivor pour la pousser à ne pas renoncer et l’encourager à faire ce qui lui semblait juste.
Le combat qu’elle mène à l’échelle de son quotidien (oui hein, pas d’engagement politique ou autre) est celui de l’émancipation des femmes – un combat contre la société, contre l’éducation qui lui a été donnée : elle se cherche tout au long du roman, se perd et perd ses illusions, et elle lutte pour prouver à tous – y compris à elle-même – qu’elle peut faire ses propres choix sans homme, sans mari, et être indépendante (cette scène par exemple illustre bien l’état général des choses, alors qu’elle décide de ne pas obéir au choix de son compagnon : « Elle ne le suit pas. Incroyable ! (…) Elle rentre, rongée de remords. Qu’est-ce qu’elle a voulu prouver ? Ce n’est pas par méchanceté qu’il a pris l’initiative. Mais elle déteste le ton qu’il a utilisé, l’évidence avec laquelle il prend les décisions. Ils sont tous pareils. Les hommes nourrissent des projets, les femmes nourrissent des enfants.« ). En arrière-plan, Elna aussi se (re)construit, fait sa vie, affronte ses propres démons. Autour de ces deux femmes gravitent de nombreux personnages tout aussi travaillés, que l’on voit apprendre et vieillir : Erik, le mari d’Elna détruit par son travail, Lasse, le délinquant « d’Eivor », Anders, le voisin suicidaire (« Comment peut-on trouver du charme à la vieillesse devant ces robes colorées, ces pantalons clairs, ces mouvements légers ? Qui veut être vieux ? Existe-t-il une vieillesse qui soit agréable ou même belle ? Certainement pas ! Elle n’est qu’une illusion, un miroir aux alouettes. (…) Vieillir, c’est se rider extérieurement et être rongé intérieurement.« ), Péo, Liisa, Vivi…
J’ai eu un tout petit de mal à rentrer dans le texte au début, mais ça n’a pas duré. J’ai aimé cette lecture pour la claque intellectuelle inattendue qu’elle m’a donnée, et pour la façon dont l’auteur parvient à amener les situations qu’il décrit. Le prologue, se situant du côté d’Eivor en 1981, introduit tout le reste du texte comme un flash-back chronologique ; le point de vue omniscient, bien qu’à la troisième personne, nous communique avec précision les pensées des personnages et facilite l’identification. Le style est simple et s’efface derrière l’histoire, laissant toute la place aux idées et aux expériences vécues par Elna et Eivor pour proposer une lecture marquante et captivante – une lecture aux multiples péripéties et qui nous rappelle une vérité cruciale et terriblement d’actualité : « Il existe des femmes qui mènent chaque jour une lutte contre l’impossible et cela non pas sur une lointaine planète mais juste à côté » . En résumé, un livre puissant, émouvant, qui donne à réfléchir sans jamais être lourd : à vous de lire !
(et parce que le féminisme et les droits des femmes c’est important vous pouvez allez lire un peu ici ou là si ça vous dit, promis c’est pas prise de tête. Si je m’y connaissais plus en condition ouvrière je vous mettrais aussi des liens mais ce n’est pas le cas, alors si vous avez de quoi réfléchir à la question – et des choses sur le féminisme aussi hein, on en a jamais trop – ce serait chouette siouplaît merci)
> La prochaine lecture sera La Maison aux esprits, d’Isabel Allende.
> MANKELL, Henning – Daisy Sisters, Éditions du Seuil – traduit du suédois par Agneta Ségol et Marianne Ségol-Samoy.
> rédigé au son de « Du gamla, du fria » .